Skip to content

CHARLOTTE EL MOUSSAED : PORTRAITS ET FIGURES - PORTRAIT D'ARTISTE / 2018

Dans les oeuvres de Charlotte EL Moussaed, les langages se croisent, se superposent, se percutent. La manière dont elle échafaude leurs interactions répond à une nécessité grandissante de mettre à l’épreuve le cadre de l’image pour trouver des échappatoires. C’est en ce sens que l’édition et la vidéo viennent étoffer une production photographique où les images s’érigent par paire, souvent rythmées en séries. Rarement solitaires. Dans ses œuvres, la temporalité est flottante. Difficile de savoir dans quelle décennie on se situe, preuve que les points d’ancrage du quotidien ne subissent que de très minimes évolutions. Certains font figure de monument : le mixeur de la grand-mère ; le bijou du costume rituel ; le comptoir de la salle d’attente. Charlotte EL Moussaed investit son rapport à l’identité à travers la quête d’un juste positionnement pour observer son environnement, trouver une place où il est possible d’accueillir, de relayer, ou encore de générer du lien et de lui donner sens. Si elle tire des portraits, c’est pour mieux les ériger en énigmes dont il n’est pas question de lever le mystère. Bien au contraire.

A l’origine il y a cette capacité à déceler ce qui dans le réel aurait pu procéder de la mise en scène, ce que l’aléa produit de fictionnel. Et cette possibilité d’extraction qu’offre le choix du cadre, la direction de la lumière, comme pour ouvrir une fenêtre sur ce qui jusqu’à présent était dissolu, perdu dans l’environnement quotidien. Et c’est ce quotidien qui transparaît dans sa plus criante vérité : abrupt, incertain, furtif. Dense et insuffisant. L’ennui et le silence deviennent substance, accrochés aux objets immobiles et aux espaces désertés. La série de photographies Totem et Tabou constitue le point de départ de son travail. D’une part il y a les bibelots qui trônent dans l’appartement familial depuis son enfance. D’autre part des diapositives institutionnelles montrant des mines d’extraction de cuivre qu’elle a récupérées lors d’un voyage au Chili. Totem et Tabou les met en perspective, dans une mise en scène rudimentaire où l’image projetée tient lieu de décor à l’objet qui trône en son centre. Eclairage vulgaire et grain suranné confèrent à cette série une désuétude mélancolique, maintenue dans un espace-temps où son histoire personnelle côtoie l’Histoire de ce pays qui est le sien par voie de transmission. De ce voyage dans le pays d’origine de sa mère, elle revient forte d’intentions dont cette oeuvre porte les traces : chercher à définir une esthétique du politique, interroger le statut de l’image et investir le champ du portrait, parler du folklore et de sa fascination pour ce type d’objets artisanaux. Et rendre hommage à l’ordinaire. Il y a dans cette collecte quelque chose de générique, chacun peut y voir ses propres bibelots, ces objets chéris ou honnis qui drainent la construction de notre rapport au monde ; car l’évolution de notre regard sur eux, leurs qualités esthétiques, n’a d’égal que celui que nous portons sur nos parents, notre histoire familiale, ce socle intime et social à partir duquel notre appréhension du dehors et de l’altérité s’est tissée au gré d’adhésions et de dissociations. Cette réalité immédiate une fois décortiquée révèle sa multitude de couches sémantiques. Ces objets sont loin d’être uniquement décoratifs, leur véritable fonction d’identité est de rassurer : ce sont des objets transitionnels qui, en ce sens, font office de figures.

A partir de Totem et Tabou commencent à se dessiner les pistes principales qu’elle va emprunter, au premier rang desquelles surgit la volonté d’investir le champ du portrait. Elle l’inscrira directement dans un spectre élargi aux objets et aux espaces. Le portrait est un sujet académique par rapport auquel les photographes sont amenés à prendre position. Celle que Charlotte EL Moussaed choisit d’adopter est humble, retirée. Elle se met au service du portrait en se faisant simple vecteur. En ce sens elle accepte son rôle d’« instauratrice » au sens ou l’entend Souriau : « l’artiste n’est jamais le seul créateur, il est l’instaurateur d’une œuvre qui vient à lui mais qui, sans lui, ne procéderait jamais vers l’existence »[1]. Plus que d’une intention esthétique, c’est « un état qui échappe au discours, proche de la danse ou de la transe » (selon ses propres mots), qu’elle éprouve lorsqu’elle est en studio et qu’elle tire le portrait de figures animées ou inanimées. Par ailleurs un sentiment d’étrangeté persiste, effet de ce décalage qu’induit l’utilisation des codes du documentaire dans le cadre d’une démarche subjective. Si pour Charlotte EL Moussaed la question de l’autre est éminemment politique, cette forme de neutralité lui permet de respecter une certaine éthique du portrait, en préservant ce que l’autre ne voudrait pas montrer. Il est plutôt question d’aller déceler ce que transmettent les autres langages, ceux qui échappent aux mots pour prendre la voix des gestes, des postures, des attitudes. Ce cheminement la mène à se détacher de plus en plus d’une volonté de produire de belles images. Les oeuvres génèrent désormais leur esthétique propre, creusent et nourrissent des disparités, et élargissent le cadre à l’intervention d’autres formes de langages. Des mécanismes de transcription commencent à apparaître. L’irremplaçable met en scène un faux jeu de miroir, révélant les incohérences qui se nichent dans les moindres recoins du corps. Et du décor. C’est dans tout ce qui échappe au cadre que le portrait surgit, qu’il puise sa puissance et sa véracité. C’est parce qu’il se dérobe au visible que le récit peut se déployer. De la même manière, Au lecteur et Les Malassis reposent sur la surimpression d’un texte qui défile tout au long de la vidéo. Image et verbe se juxtaposent, induisant chez le spectateur un va et vient dynamique entre les deux media. La déperdition d’informations est inévitable, créant un hors champ augmenté au sein duquel s’ouvre un nouvel espace de projection.

L’aspect narratif se lie de plus en plus à la présence du corps, ou par effet de contraste, à son absence. C’est comme ça que le travail de Charlotte EL Moussaed commence à flirter avec la performance, tant il est question d’éprouver les différentes manières d’habiter l’image, d’apparaître et de disparaître, d’être incarné ou éthéré, de trouver dans son rapport à l’autre des « modes d’existences »[2]. En suivant cette volonté de transcender l’espace photographique, Charlotte EL Moussaed investit les possibilités qu’offrent les contraintes relatives au format et au support par le biais de plusieurs éditions, qui voient les mots et les textes prendre leur place au sein des œuvres. Comme une dimension sémantique qui viendrait enrichir ou confronter celle de l’image. Le passage au support vidéo, l’usage du mouvement et de la durée, s’inscrit aussi dans un désir d’aller vers des formes de plus en plus scénarisées, où le vivant s’appréhende toujours plus directement.


[1] Etienne Souriau, Les Différents Modes d’existence, PUF, Paris 2009, cité par Vincianne Despret dans Au bonheur des morts, récits de ceux qui restent, Les Empêcheurs de penser en rond, Paris, 2015

[2] op.cit.


⇒ Découvrir le site internet de Charlotte EL Moussaed

⇒ Découvrir la revue LECHASSIS en ligne

Revue LECHASSIS #5 - Rubrique Perspective - Automne / Hiver 2018

Développement en cours - Développement en cours - Développement en cours - Développement en cours - Développement en cours - Développement en cours - Développement en cours - Développement en cours - Développement en cours - Développement en cours - Développement en cours - Développement en cours - Développement en cours -

Développement en cours - Développement en cours - Développement en cours - Développement en cours - Développement en cours - Développement en cours - Développement en cours - Développement en cours - Développement en cours - Développement en cours - Développement en cours - Développement en cours - Développement en cours -